Jean Vallon n’est pas un peintre religieux, il ne cherche pas à guider celui qui regarde le tableau vers une croyance quelle qu’elle soit. Mais le ciel n’est pas pour autant absent de ses œuvres.

Il se passe toujours quelque chose en-deçà du visible. Une symbolique voilée imprègne de nom- breuses toiles, que ce soit par le biais des être du « non manifesté », par les rais de lumière qui viennent du ciel, par les formes humaines dans les paysages, par les ombres-crucifix, etc.

Le peintre aime à aller plus loin que la scène représentée, à truffer ses tableaux de signes que chacun pourra interpréter à sa guise. On ne peut pas dire que l’artiste puise son inspiration dans une religion particulièrement, c’est au contraire un ensemble de signes qui fusionnent pour créer un univers spécifique.

Dans Adam et son Isha sur la faille entre les mondes (1993), que voit-on au premier regard ? Un Adam représenté avec un chapeau de Merlin l’Enchanteur sur la tête, en équilibre précaire avec une déesse Isha, issue d’un univers plus ésotérique. Isha, principe féminin que l’on retrouve aussi bien dans les jeux de tarots anciens que dans les univers fictifs de certains jeux médiévaux fantastiques. D’un côté, un Adam qui garde certaines traces de son histoire biblique (des personnages lui sortent des côtes, comme le fait Eve dans l’Ancien Testament), mais qui n’est plus qu’un pantin désarticulé. De l’autre côté, une figure ésotérique, dont le visage n’est pas esquissé, dont les seins reprennent le yin et yang chinois, dont le buste fait de plaques et de vis fait penser aux autoportraits de la malheureuse Frida Kalho… Mais derrière ses éléments qui semblent disparates, une construction ri- goureuse, avec un ensemble constitué de 9 triangles et une représentation de nombreuses dualités qui règlent l’existant : le haut et le bas, le clair et l’obscur, le plein et le vide, l’aube et le soir, etc. Un rythme ternaire qui semble réguler tout le tableau, des éléments de symbolique chinoise (ci- nabre supérieur, cinabre inférieur, autrement dit la représentation de la transformation de ce qui se passe en nous), mais quand Jean Vallon évoque son tableau, il cite Paul Valéry (« Le plus dure n’est pas de se trouver mais de se rajouter ») ou fait référence à la langue hébraïque. Le questionnement global est le même, quelles que soient les références : parvenir à l’unité, et on peut convoquer tous les éléments de réflexion des uns et des autres, du moment qu’ils répondent tous à cette même interrogation : il n’y a alors pas conflit entre ces symboles, mais fusion puisque tous trouvent leur origine dans des questionnements communs et intemporels.

Ce tableau est finalement un condensé du syncrétisme qui imprègne l’ensemble de l’œuvre de Jean Vallon : la dimension religieuse est présente, mais il s’agit bien d’une dimension, pas d’une religion définie précisément. Davantage un ensemble de composants pris dans différentes cultures, dans différentes religions, des éléments reconnaissables, mais qui se fondent dans un tout spéci- fique à l’artiste.

Jean Vallon peint ici et convoque dans sa toile toute une culture qui puise dans un corpus très large de religions.

Ici, l’Orient et l’Occident, la culture chrétienne occidentale et les principes de la symbolique chinoise, et finalement de nombreux contraires qui trouvent à s’articuler dans un tableau à l’image de son personnage féminin : désarticulé, mais qui tient quand même debout.

Le syncrétisme va parfois encore plus loin en mélangeant, en plus des cultures et des religions, les époques…. (Prémonition, 1985, ou plus encore… le départ de l’ère du poisson arrivée à l’ère du verseau, 1994). Et finalement, cette manière de faire renvoie elle aussi à une tradition ancestrale : de même que les Romains intégraient les dieux des pays qu’ils conquéraient à leur panthéon, Jean Vallon convoque dans ses tableaux toute la culture que peut avoir un Européen à notre époque : une ouverture sur l’ensemble des cultures existantes, un aperçu sur l’histoire de l’antiquité à nos jours, une sensibilité qui permet de créer en permanence des liens, des associations, voire des fusions entre tous ces éléments.

Les personnages sont faits de références diverses, leurs corps sont désarticulés, ils sont eux- même en équilibre précaire sur un damier reposant sur la sphère terrestre…L’imaginaire du peintre est en roue libre, une référence en appelle une autre. Les couleurs restent vives, l’esprit d’enfance est encore là. La situation n’est donc pas désespérée, mais elle est absurde. Bienvenue dans un monde qui intègre des références bibliques à un monde digne d’Ubu Roi.

La symbolique qui imprègne les tableaux est parfois plus maçonnique que purement religieuse, même si cela reste léger, discret. Là encore, il ne s’agit que de signes qui parfois se surajoutent à la scène représentée, comme si le peintre avait laissée apparente la construction de la toile. Dans Le germe de la verticalité (1994), la femme s’inscrit clairement dans un triangle et dans un cercle et ses bras sont doublés d’un caducée. Celui qui regarde le tableau peut donc s’arrêter sur ses éléments : le titre, les symboles. Il peut aussi tout simplement regarder cette femme encore dans l’œuf, mais prête à se lever, sous les regards d’êtres informels dans le ciel et de quelques yeux à peine esquissés dans le sol…

L’univers est clairement mystique, la naissance du monde n’est pas loin, et les symboles ne font finalement que rajouter à l’ambiance générale, sans pour autant offrir des « clés » qui permettraient d’attribuer un sens ultime et précis à la scène représentée.

C’est encore plus net, la même année, dans Le départ de l’ère du poisson arrivée à l’ère du ver- seau, la nouvelle cène (1994). Les symboles ont cette fois-ci tout envahi. Par l’entrée symboliste, on finit par retomber sur les tableaux faits dix ans plus tôt dans une veine plus surréaliste : une toile remplie de petites scènes, encombrée de références, un trop-plein de sens qui finit par créer une fusion entre tous les lieux, les époques, les personnages : certains y verront la Bible présente à travers la cène, même si le peintre guide le spectateur vers une autre dimension grâce au titre qui évoque clairement l’axe Poisson/Vierge, remplacé par l’axe Verseau/Lion : on passe d’une civili- sation à une autre. Le monde antique n’est pas oublié, avec au loin cette ville imprécise, mais qui pourrait être la capitale de l’Empire romain avec son Colysée, et tout cela est survolé par un homme qui ne peut appartenir qu’à l’époque actuelle, accroché à son ULM… Et il faudrait encore évoquer le lion qui domine la scène, ou la bête qui a retourné sa peau et montre que toute transformation est toujours possible … Des mammifères, qui contrastent avec le poisson, présenté d’ailleurs ici comme étant quasiment dans les airs…

Le tableau représente donc dans une même scène la fin de l’ère du poisson, animal symbolique que l’on retrouve en permanence dans l’iconographie chrétienne, et l’arrivée de l’ère du verseau, qui provient, elle, de l’Hermétisme, cette pensée mystique issue d’un syncrétisme entre les mythologies égyptienne et grecque.

Une fois encore, on est plongé dans des références qui remontent à l’Antiquité tout en s’ins- crivant pleinement dans l’ère contemporaine : le passage de relais entre l’ère du poisson et l’ère du verseau est un grand classique des croyances new age : l’ère du poisson, associée ici avec l’ère chrétienne, laisserait ainsi la place à une nouvelle ère, période d’harmonie, clairement associée à l’avènement d’une religion universelle.

Jean Vallon reprend tout cela, mais avec légèreté. Le syncrétisme qui fusionne et cherche la syn- thèse, n’est jamais très loin de l’éclectisme qui additionne et cherche au contraire à mettre l’accent sur la juxtaposition d’éléments hétéroclites et ce qu’elle peut avoir d’insolite. Pas question pour le peintre d’opposer trop frontalement les choses ou de chercher des synthèses trop réductrices, pas non plus question de présenter de nouvelles divinités ou un nouveau paradis terrestre. La seule présence contemporaine est cet homme en ULM, qui survole tout cela, passant indifféremment d’un univers à un autre, mais apportant le liant nécessaire au tableau.

Ce qui compte finalement, ce sont tous ces détails, tous ces signes qui laissent percevoir quelque chose derrière les apparences. L’ancien monde, le nouveau, les deux sont imbriqués par des sym- boles communs, mais l’essentiel est là : le monde se renouvelle, avec un fond de spiritualisme qui permet de prendre ses distances avec un univers qui ne serait que matériel.

Jean Vallon reviendra régulièrement sur ces questionnements. La même année, il va également peindre une toile où la religion et les sectes se mélangent, thème qu’il avait déjà traité quelques années plus tôt.

Dans la religion vue des sectes (1995), le peintre décrit, dans une ambiance évoquant Le Greco, un personnage crucifié, sous un ciel torturé, une croix qui fait saigner la terre, une terre qui se transforme en corps féminin… L’ensemble pourrait être tragique, mais il est mis à distance par ce qui se passe au premier plan : un homme en robe de bure est descendu d’une limousine pour laquelle avait été déroulé un tapis rouge, et commence à peindre le visage du Christ, qui semble s’inscrire au beau milieu des jambes d’une femme…

Pour apporter encore une dimension à cette scène qui en comprend déjà plusieurs, le peintre lui- même se place à une hauteur irréelle, comme si lui-même avait une vue plongeante sur l’ensemble de la scène sans pour autant que ce soit une vue dominante. Il n’est ni en haut ni en bas, juste à l’extérieur.

Là encore, le peintre s’amuse. La religion est dévoyée par des sectes qui lui font dire tout et son contraire. Mais la frontière entre les deux n’est pas simple… Bien malin qui peut dire pourquoi l’homme qui peint le tableau est habillé en moine, … ou en gourou. Et bien malin qui pourra dire pourquoi cet homme, symbole même de la pauvreté (le moine) ou symbole de la fausseté (le gou- rou) travaille à l’abri d’une ombrelle que lui tient un laquais à son service…

Le thème avait déjà retenu son attention en 1989, dans Sectes et religions, où un homme et les larrons étaient crucifiés sur une colline, mais entourés de silhouettes et de titres de journaux qui apparaissaient en filigrane dans le fond du tableau. La scène est intemporelle, comme peut l’être tout discours sur la fin des temps. Cette « eschatologie cosmique », cette pensée qui interroge la destinée du genre humain n’est pas propre à une culture ou une époque. Elle interroge tout homme, à toute époque, toutes sectes comme toutes religions, monothéiste ou non, révélée ou non. « Symboliquement, précise le peintre, je reprojette le divin que je ne reconnais pas en moi sur des éléments extérieurs ». Ce n’est pas plus simple, mais cela permet d’objectiver les interrogations que tout le monde peut avoir.

Dans ce tableau comme dans plusieurs autres, la religion apparaît déformée, le fanatisme n’est jamais loin. Les croyances peuvent être sources d’espoir mais elles peuvent aussi ramener l’Homme à ses instincts les plus primitifs. Secte, religion, religion vue des sectes, fanatisme, tout est affaire de regard et de point de vue. Plus que jamais dans ces tableaux, le peintre se pose en témoin, ni dedans, ni dehors, il observe.

Ces thèmes accompagnent le peintre tout au long de son œuvre. En 2009, une grande toile intitulée la Classification reprend les interrogations précédentes, mais sous une autre forme. Cette fois-ci, l’idée centrale du tableau est clairement une notion de cycle : des gens chargés de valise montent, arrivent au niveau du cerveau d’un grand personnage féminin, traversent ce personnage et ressortent différents, délestés de leur valise, plus grands, plus colorés, sur un tapis qui s’est élargi et a pris de la couleur, et sous un soleil qui destine un rayon à chacun de ses personnages transformés. Sans aller trop loin dans l’analyse, on ressent quelque chose de foncièrement optimiste dans la transformation de ces personnages qui se sont allégés et transformés. En même temps, le chemin emprunté, dans ses grandes lignes, forme une grande et large boucle, mais dans ses détails, il n’est qu’une suite de zigzags anguleux qui semblent montrer que ce cheminement ne va pas de soi…