Petit à petit, des êtres discrets sont venus prendre possession des peintures de Jean Vallon. Des êtres hybrides, mi-homme mi-animal, souvent asexués, parfois esquissés de manière tellement rapide qu’on ne peut clairement définir la forme. Ce petit monde est arrivé sans doute de manière imprévue, insolite, par jeu avant tout. Mais il n’est plus jamais reparti.

Au départ, ces êtres protéiformes regardent la toile depuis le haut du tableau, comme des spec- tateurs assis au balcon et qui contemplent la scène peinte en-dessous. Il y a donc le tableau, et il y a cette partie, présente dans la toile, mais en dehors de la scène principale : c’est le lieu des possibles, un lieu où le peintre laisse son pinceau définir les traits, le nombre de personnages, leur attitude. Là-haut, ils sont libres, regardent où ils veulent sans véritablement prendre part à la scène. Mais leur présence donne à celle-ci une autre dimension, une dimension beaucoup plus terre à terre, sans aucun jeu de mot : la scène principale est bien terrestre, construite, rationnelle. Au-dessus, tout reste possible.

La plupart du temps, les deux parties du tableau sont donc bien tranchées, sans lien l’une avec l’autre. D’un côté, le lieu des possibles, de l’autre, la plèbe, les profanes qui se débrouillent comme ils peuvent dans l’existence.

Plus rarement, les êtres du « non manifesté » jouent les incrustes dans la partie basse de la toile. Et puis, quand ils sont plus aventureux, ils se glissent carrément au milieu, entre les personnages, se faisant de plus en plus envahissants.

Ces diablotins fantomatiques ont des formes bien à eux, tracées d’un trait rapide du peintre qui se laisse clairement guider de temps à autre par son pinceau : un cercle de crâne peut devenir ra- pidement une silhouette de femme, une bouche qui rit prend finalement l’allure d’un requin version Dents de la Mer, une silhouette évoque autant un chat qu’un petit vampire aux dents et oreilles bien pointues… Les mondes de Jérôme Bosch ou de Jacques Callot ne sont pas loin : le jardin des délices, la nef des fous, la tentation de Saint Antoine, les sept pêchés capitaux…

Jean Vallon n’a pas repris ces titres, car son petit monde à lui, ce qu’il appelle le « non mani- festé » ne constitue pas (du moins dans un premier temps) l’objet principal de ses tableaux. Mais il n’empêche : tout un cortège de créatures peuple de nombreuses toiles.

Ces êtres restent en marge tout en jouant malgré tout un rôle à part entière : témoins de ce qui se passe, ils peuvent aussi être vus comme les visions des personnages principaux. Une fois encore, tout dépend du point de vue…

Aucun thème ne semble les déranger : ils sont là, au-dessus des spectateurs dans les arènes de Nîmes, ils persistent quand le peintre peint la création (1995), empêchant les deux êtres repré- sentés d’être seuls, même au premier jour ; ils dominent la femme-montagne (Fécondité, 1995). Dans Ecce Homo, ils quittent le ciel et viennent constituer la foule, cette plèbe romaine, qui va condamner l’Impétrant.

Dans certaines toiles, le trait est suffisamment appuyé pour qu’on les voit immédiatement, dans d’autres, le trait se fait au contraire très discret, et on finit par les apercevoir si et seulement si on essaie de scruter des détails en marge des scènes principales…

En 1996 arrive ce qui devait arriver : le peintre leur consacre toute une série de toiles. Le non manifesté devient le sujet entier. Les petits êtres ne sont plus reliés à un autre thème, ils sont là, pour eux-mêmes, et la plupart du temps n’hésitent pas à regarder frontalement le spectateur.

Intitulées sobrement le non-manifesté, ces toiles de 1996 donnent deux visions de ce petit monde : l’une dans une tonalité assez lugubre (gris foncé, marron clair), les autres au contraire dans des bleus et orangés plus chauds. Une façon de faire qui empêche d’assimiler trop vite ce « non manifesté » à un côté obscur et inquiétant. Le non manifesté existe, quel que soit le contexte, il est tout simplement ce lieu des possibles, qui peut être synonyme de liberté, de spon- tanéité que Jean Vallon traduit dans son coup de pinceau, comme il peut également être source de forces inquiétantes ou menaçantes, qui se traduira également par un choix de palette dans des tons plus froids. Dans tous les cas, dans tous les lieux, il y aura toujours des petits éléments pour compliquer la lecture, tout un cortège de visions qui donne une nouvelle dimension aux tableaux. Même les scènes les plus simples recèlent alors une dimension cachée qui peut en changer le sens. Les toiles de 1996 n’ont pas épuisé le sujet. Bien au contraire. Dans les années suivantes, les petits êtres vont même imprégner l’univers le plus quotidien du peintre, son environnement immédiat : le non manifesté a aussi son mot à dire quand Jean Vallon peint la plage de Villeneuve les Mague- lone (2002) ou quand il illustre son village (Cazevieille, 2005), petite bourgade paisible blottie au pied du Pic Saint Loup, dans l’arrière-pays montpelliérain. Ils sont aussi là, à surplomber les nuits chaudes d’Ibiza. La foule est alors partout : sur terre et dans le ciel.

La foule est même là en 2010, quand Jean Vallon s’attaque à la République dans sa toile inti- tulée La Marianne, la Désirée. On retrouve une foule située en contrebas du tableau, comme dans les Ecce Homo quinze ans avant : la foule est là, la plèbe, la partie profane, prête à s’emparer de la République si on lui en laisse l’occasion. Déjà Marianne n’est plus toute seule, des petits personnages se sont extirpés de la foule pour monter où ils pouvaient : sur son épaule, sur les tables, les livres, au fronton de la république où une femme pend à un crochet de boucherie. Et si l’on regarde de près la plèbe, d’autres menaces apparaissent : la plèbe est composée de visages plus animaux qu’humains, avec au premier plan une gueule de requin qui a déjà réussi à attraper quelque chose… Un an plus tard, il s’attaque de nouveau au thème de la Marianne. Ce n’est plus Marianne, la dési- rée, mais A l’assaut de Marianne. Il faudrait plusieurs pages pour décrire tous les éléments de ce tableau. Comme souvent, le premier regard livre une scène avec des éléments principaux (la Ma- rianne, la tour Eiffel, une frise verticale) et un deuxième regard donne à voir une quantité inouïe de petites scénettes qui peuplent l’ensemble. Jean vallon s’est amusé sur cette toile monumentale qui fait 2, 30 mètres de haut. La pauvre Marianne se retrouve accaparée de toute part : tout le monde veut se l’approprier, tout le monde de toutes les époques, du néolithique à la guerre du golfe, en passant par la révolution ou la seconde guerre mondiale.

Les références historiques sont chargées, mais les autoréférences à sa propre peinture sont aussi là : le nom manifesté est présent, la femme-paysage est allongée au premier plan. Le peintre convoque non seulement la grande histoire, mais également sa propre histoire, ou tout du moins l’histoire de sa propre peinture.