Certes, il y a beaucoup de monde dans la peinture de Jean Vallon. Du monde dans la partie visible, manifestée, beaucoup plus encore dans la partie qu’il nomme lui-même non manifestée. Mais si l’on regarde de près les personnages, y compris dans les foules d’Ibiza, pas de doute : le monde de Jean Vallon est avant tout un monde féminin. Le peintre l’avoue sans détour : l’homme l’intéresse finalement assez peu.
Dans les foules, la femme se reconnaît avant tout par sa chevelure. Très présente, très colorée, pendant que les rares hommes restent discrets.
La femme est partout présente, au point parfois d’envahir les paysages. Le peintre commence à peindre un paysage, et c’est une femme qui le compose. Dans Rêve phallique, (1994), malgré le titre, ce n’est pas le pouvoir masculin qui compte : l’homme a des dimensions tellement réduites que son combat avec le taureau semble anecdotique. D’ailleurs, il est doté d’ailes comme s’il pou- vait toujours fuir si cela se passait mal… C’est un homme-torero-angelot qui finit par ne plus avoir grande importance… De toute façon, au fond de ce paysage, la femme-montagne dort… indiffé- rente au sort de l’homme sur qui pourtant une force inconnue essaie de braquer les projecteurs… Dans ce tableau, la femme est clairement représentée. Elle se fond parfois plus dans le paysage, comme une matrice qui reste liée à la terre. C’est le cas de toute une série de tableaux réalisés en 1994-95 : L’attachement (1994), Civilisation née de la terre (1994), Fécondité (1995), Matrice recherche d’absolu (1995). Dans l’attachement, les arrondis des collines évoquent évidemment des formes féminines, les verts chauds et variés montrent une terre fertile, riche, et les corps enlacés forment des arabesques toujours bien ancrés dans le sol. Dans Matrice recherche d’absolu, la femme est présente sous terre, mais elle est alors la source de nombreuses vies, elle est peuplée de tas de créatures en devenir. Au contraire, une fois sur terre, elle se fond encore en partie dans le pay- sage, mais sans toutes ses silhouettes qui l’habitaient. Elle est là pour elle-même, apaisée, partie intégrante du paysage.
Dans tous ces tableaux, la femme est celle par qui tout se crée, celle qui apporte son ancrage à l’homme, celle qui irrigue les sols comme les veines irriguent le corps humain.
La femme est donc omniprésente, seule, en portrait, fondue dans le paysage. C’est comme cela qu’elle est importante.
Parfois, au lieu de se fondre dans le paysage, elle est elle-même la forme qui accueille d’autres scènes. Dans la matrice-la terre première (date ?), la silhouette de femme forme là aussi l’horizon.
Mais si l’épaule peut former une colline, si la chevelure peut représenter une côté rocheuse, la colonne vertébrale forme une vague sur laquelle vogue une barque pendant que les fesses et les jambes virent au tableau abstrait. La femme est là, domine le tableau, mais elle finit par être source d’inspiration. C’est sa présence qui inspire au peintre une série de scénettes multiples, juxtaposées, dont l’unité vient de leur présence au sein du corps féminin.
Quand elle est l’un des éléments du couple, l’affaire prend une autre tournure. La femme n’est alors qu’esquissée, dans une symbolique qui interroge. C’est le cas dans la Division (1994) ou dans S’ajouter pour trouver l’unité (1995). Les deux toiles abordent le couple sous une même symbo- lique : une paire de ciseaux dont l’une des branches serait féminine, l’autre masculine.
Dans La division (1994), on a certes affaire à des couples, mais on est loin d’une scène fu- sionnelle : ces paires d’individus (davantage que « des couples ») ont l’air contraints, et peu différenciés : on distingue certes des formes humaines, mais sans bras, sans couleur, l’homme et la femme étant reliés par les bassins, … sans pour autant qu’il y ait de connotation sexuelle : la forme évoque évidemment une paire de ciseaux, et le centre n’est rien d’autre que la vis qui relie les deux branches. Au milieu de la scène, l’un des couples a réussi à se défaire de cet accrochage, et il se passe vaguement quelque chose : d’un blanc un peu plus soutenu que les autres, ils ont une apparence un peu moins fantomatique, ils ont également une timide paire de bras qui apparaît… Mais la vision reste dérangeante. D’autant plus qu’un rai de lumière céleste éclaire… quelque chose à l’extérieur du tableau ! Les couples n’ont d’importance ni pour le peintre ni pour le spectateur ni même pour la puissance céleste qui regarde ailleurs…
Quant à S’ajouter pour trouver l’unité, les choses sont encore plus simples : en tant qu’un des éléments du couple, la femme n’a guère d’importance : un visage à peine esquissé, un couple formé visiblement par l’entremise d’un serpent qui fait littéralement le lien entre les deux personnages. Et le peintre laisse entrevoir un drôle d’avenir à ce couple-ciseau, dont l’ombre forme clairement un crucifix…
En revanche, la femme est présente dans le tableau sous une autre forme, plus massive : sa sil- houette se découpe sur l’horizon, la femme-paysage est encore là, incontournable.
Il n’y a plus aucun doute : chez Jean Vallon, les couples existent mais sont finalement relativement anecdotiques, par rapport à la place que la femme, rien que la femme, peut représenter.